AFGHANISTAN 13
novembre 2001 13 novembre 2002 Un an après
la chute des taliban, où en est la
liberté de la presse ?
Rapport de mission - Novembre 2002 Enquête
: Vincent Brossel Ce
document a été réalisé avec l'assistance financière
de la Commission européenne. Les points de vue qui sont
exposés dans ce rapport sont ceux de Reporters sans
frontières et de ce fait ne représentent en aucun cas
le point de vue officiel de la Commission européenne
Le changement est radical. Après cinq
années de domination des taliban qui avaient fait de
l'Afghanistan "un pays sans information et sans
images" (rapport de Reporters sans frontières
publié en septembre 2000), la presse afghane jouit d'une
"liberté inédite", selon Fahim Dashty,
directeur du Kabul Weekly,
premier journal privé publié après le départ des
taliban. Mais cette liberté de ton ne s'est pas imposée
sans mal face aux tentatives de contrôle du nouveau
gouvernement, majoritairement issu de l'Alliance du nord.
Par ailleurs, la situation de la liberté de la presse
dans certaines provinces, notamment celle d'Herat, est
inquiétante. Les gouverneurs et les chefs de guerre
contrôlent la quasi-totalité des médias et tentent de
museler, parfois par la force, les journalistes qui
critiquent leur pouvoir. Cette situation échappe assez
largement au gouvernement central de Kaboul et aux
Nations unies qui n'ont que très rarement dénoncé ces
abus. Une mission de Reporters sans
frontières s'est rendue en Afghanistan (Kaboul et
Jalalabad) du 24 au 29 octobre 2002 afin de collecter des
informations sur la liberté de la presse dans le pays.
Ce document dresse un bilan de la première année de
l'administration du président Hamid Karzai. Pluralisme de
l'information ?
Avec cent cinquante publications à elle
seule, la capitale afghane connaît un véritable
"printemps de la presse". Pourtant, cette
apparence est trompeuse. Tout d'abord, la quasi-totalité
de ces publications sont des hebdomadaires en langue dari
(persan parlé par le second groupe ethnique, les
tadjiks), alors qu'il n'existe, à Kaboul, qu'une seule
publication privée exclusivement en pachtou. Il s'agit
du magazine Kegdai
consacré à la culture de l'ethnie la plus importante du
pays. "Bien entendu, il y a une discrimination à
l'encontre des Pachtouns. Personne n'ose lancer un
journal uniquement en pachtou donnant un point de vue
pachtoune de la situation", affirme Mohamad Ajmal
qui collabore avec IWPR, une organisation internationale
spécialisée dans la formation de journalistes. Par ailleurs, l'Etat possède au moins
trente-cinq de ces publications et presque tous les
médias électroniques. Le gouvernement central garde un
rôle prépondérant dans le paysage médiatique afghan
et les critiques à l'encontre des autorités sont très
rares. "Tout cela est un héritage de l'époque
communiste. La majorité des journalistes ont une
manière très soviétique de pratiquer le
journalisme", affirme un diplomate des Nations
unies. "L'heure est à la reconstruction
et à la démocratisation du pays. La presse ne porte
aucune critique sévère sur le gouvernement et les chefs
de guerre en place", explique Ekram Shinwari,
reporter radio et responsable de l'organisation de
journalistes ACPC. Son collègue, Abdul Hai Warshan,
ajoute qu'il "n'existe pas de radio ou de journal
indépendant qui ose aborder ou enquêter sur les
agissements de certains hommes forts du régime. Les
journalistes ont peur de se voir accusés de soutenir les
taliban ou Al-Qaida". Pour sa part, Alexandre
Plichon de l'organisation d'aide aux médias AINA, estime
que les journalistes ne sont "pas encore prêts à
prendre de grands risques dans la critique. Même dans
l'hebdomadaire satirique Zanbil e
Gham, vous ne trouverez pas de
caricatures des hommes forts du pays, le maréchal Fahim
par exemple". Pourtant depuis mai 2002, la presse a
gagné en liberté. Au cours des premiers mois du
gouvernement intérimaire, les autorités n'ont pas
hésité à s'en prendre directement à des titres
indépendants. Ainsi, le ministère de l'Information a
adressé, au moins à cinq reprises, des menaces à des
directeurs de publication de Kaboul. Le cabinet de Hamid
Karzai a, quant a lui, exigé des sanctions à l'encontre
d'un journaliste de la télévision afghane. Enfin, le
ministère des Affaires étrangères a refusé des
demandes d'accréditations de journalistes afghans qui
travaillaient pour des médias étrangers. Suite aux pressions des Nations unies,
d'organisations locales et internationales et de
certaines ambassades à Kaboul, ces interventions
directes ont cessé depuis le mois de mai 2002. Le
porte-parole des Nations unies, Manoel de Almeida e
Silva, est optimiste : "A Kaboul, la censure d'Etat
n'existe plus, mais on assiste encore à des tensions
entre les camps réformistes et conservateurs au sein du
pouvoir. Cela a des répercussions sur la liberté de la
presse." Ces conflits se retrouvent également dans
les journaux. Ainsi, Payam-i-Mujahid,
très lié au parti islamiste Jamiat-e-Islami (membre de
la coalition au pouvoir), suit une ligne éditoriale
très conservatrice. L'hebdomadaire a notamment publié
un article injurieux à l'encontre d'une des femmes
ministres du gouvernement. Le directeur du Payam-i-Mujahid,
M. Mansoor, avait interdit la présence de chanteuses à
la télévision de Kaboul quand il en était le
directeur. Ces conflits ont également des répercussions
sur l'Union des journalistes qui s'est récemment
dissociée en deux groupes bien distincts. Enfin, l'Etat
afghan a maintenu des structures susceptibles de
réprimer les journalistes. Ainsi, la septième direction
des services secrets (Amniat Millz ou Sécurité
nationale) en charge de la surveillance des médias, n'a
pas été dissoute. Une loi sur la presse à
réformer
Le 20 février 2002, le gouvernement
présidé par Hamid Karzai a promulgué une loi sur la
presse largement inspirée du texte datant d'avril 1965.
La loi garantit le pluralisme de l'information, mais
contient des articles problématiques, notamment le Titre
7 qui concerne les "publications interdites".
Ainsi, il est interdit de publier des informations qui
"offensent l'islam" ou "affaiblissent
l'armée d'Afghanistan". Les sanctions, définies
dans le Titre 8, doivent être déterminées en fonction
de la Charia. Néanmoins, la suspension de la publication
est prévue en cas de violation de l'article sur les
"contenus interdits". Dans un premier temps, les autorités
ont rejeté les critiques des organisations de défense
de la liberté de la presse. Mais depuis maintenant six
mois, le ministère de l'Information s'est engagé dans
un processus de réforme de la loi. Suite aux
recommandations faites, en septembre 2002, par les
participants à un séminaire international sur la
liberté de la presse à Kaboul, Abdul Hamid Moubarez,
ministre adjoint à l'Information, a proposé au ministre
de la Justice une série d'amendements. M. Moubarez a
affirmé, le 26 octobre, à un représentant de Reporters
sans frontières qu'il avait notamment suggéré la
suppression de l'autorisation préalable pour les
publications, et la dépénalisation des délits de
presse. Mais les recommandations du séminaire
international, auxquelles Reporters sans frontières
s'associe, demandaient également que les journalistes
soient préservés, par la loi, d'une application
rigoureuse de la Charia (loi islamique) et de la mise en
place d'un mécanisme équitable de distribution des
fréquences de radio et de télévision. Le code pénal doit également être
révisé dans les meilleurs délais car, comme l'a
révélé récemment une étude de l'organisation d'aide
aux médias Internews, il ne contient pas moins de
trente-sept articles qui permettent de sanctionner, par
des peines de prison, des journalistes pour leur travail
d'information. Les médias publics au
service du gouvernement
"Il suffit de lire le style des
dépêches de l'agence de presse Bakhtar
qui sont ensuite reprises mot pour mot par la
télévision et la radio, pour comprendre que ces médias
restent des instruments de propagande pour le
gouvernement", accuse un journaliste du service en
pachtou d'une radio internationale. Certes, la radio, la
télévision et l'agence restent très dépendants du
gouvernement, même si les autorités ont accepté
d'entamer la libéralisation des médias électroniques.
"Nous n'avons pas peur de la concurrence et elle
nous aidera à être plus indépendants", a
expliqué Azizullah Aryafar, directeur de la télévision
d'Etat, à Reporters sans frontières. Malgré certaines réticences au
départ, la radio et la télévision se sont ouvertes aux
programmes réalisés par des organisations non
gouvernementales ou des chaînes étrangères. Ainsi, un
programme d'information et de divertissement "Good
Morning Afghanistan" est diffusé quotidiennement
sur les ondes de la radio nationale. "En huit mois,
nous n'avons jamais été censurés", affirme Bent
Norby Bonde, directeur du Baltic Media Centre, à
l'origine du projet. Pour autant, il reconnaît être à
la merci d'une décision du gouvernement : "Du jour
au lendemain, on peut supprimer notre programme s'il
déplaît au ministère de l'Information." Le
ministre adjoint à l'Information affirme, quant à lui,
n'avoir aucune intention d'intervenir dans le contenu des
émissions. "Nous sommes en train de mettre en place
une commission qui va permettre à la radio et à la
télévision afghanes de devenir des médias publics et
non pas des médias gouvernementaux", a affirmé le
ministre à Reporters sans frontières. M. Moubarez garde pour autant un
contrôle direct sur de nombreuses décisions relatives
aux médias publics. Ainsi, des journalistes de ces
médias affirment que le ministre intervient dans le
choix de certaines informations diffusées par l'agence
de presse Bakhtar.
En mai dernier, Khaleel Menawee, directeur adjoint de
l'agence, reconnaissait que "s'ils refusaient de
publier certaines informations, ils risquaient de perdre
leurs postes." Par ailleurs, M. Moubarez, en plus de
ses responsabilités ministérielles, préside la
commission de réforme de la radio et de la télévision
publiques et la commission sur l'attribution des
licences. Quoiqu'il en soit, l'Unesco, les Nations unies
et certaines organisations de développement des médias
ont décidé d'aider massivement le secteur public.
"Il est nécessaire de construire de véritables
médias de service public", explique Manoel de
Almeida e Silva, porte-parole des Nations unies à
Kaboul. Enfin, la qualité médiocre des
programmes de la radio publique incite de nombreux
Afghans à écouter la dizaine de radios internationales
qui émettent en persan ou en pachtou. Ainsi, la BBC
reste la station la plus écoutée dans le pays. La radio
britannique ainsi que Voice of
America et Radio
Free Afghanistan sont disponibles en
FM à Kaboul. La télévision nationale est concurrencée
par le satellite et le câble qui se développent, même
si leur prix reste prohibitif pour de nombreux Afghans. Les médias en province
: la voix des gouverneurs et des commandeurs
"En province, les gouverneurs se
sont complètement emparés des radios et des
télévisions. Les contenus sont très pauvres : de la
propagande ou des informations locales. C'est vraiment
Radio Gouverneur", explique Allan Geere de
l'organisation de formation des journalistes IWPR. Les
journalistes sont sous la pression des autorités locales
et ne peuvent envisager de travailler de manière
indépendante. En septembre 2002, M. Raheen, ministre de
l'Information et de la Culture, a soulevé cette question
lors d'une rencontre à Kaboul avec tous les gouverneurs
de province. Le ministre a apporté des précisions à
Reporters sans frontières : "Je recevais très
régulièrement des plaintes de journalistes locaux
menacés ou obligés d'obéir aux autorités locales.
J'ai demandé fermement aux gouverneurs de faire cesser
ces pressions. Depuis, je n'ai reçu aucune nouvelle
plainte." A Faisabad (capitale de la province du
Badakshan, au nord-est du pays), la télévision, la
radio et le journal local sont regroupés dans le même
bâtiment officiel. "Le gouverneur contrôle
directement le contenu des informations et les
journalistes n'ont pas la possibilité de diffuser des
informations venues de l'extérieur", explique un
journaliste étranger qui s'est rendu récemment dans le
Badakshan. De même, Human Rights Watch a révélé dans
un rapport publié en novembre 2002, qu'à Herat (ouest
du pays), la télévision locale censure toutes les
informations et les images contraires à la ligne
établie par le gouverneur Ismael Khan, notamment celles
de femmes non voilées. Une émission de divertissement a
été supprimée après trois éditions car, selon l'un
de ses animateurs, des "jeunes filles récitaient
des poésies parfois satiriques". Les médias écrits indépendants ne
sont guère mieux lotis. A Herat, Takhassos,
hebdomadaire publié par la Choura (association de
professionnels), est l'objet, depuis sa création, de
nombreuses pressions de la part des autorités locales.
En mai 2002, par exemple, lors des élections de la Loya
Jirga (Assemblée traditionnelle), Rafiq Shaheer,
responsable de la publication, a été interpellé et
malmené par des hommes de l'Amniat (services de
sécurité du gouverneur). Ismael Khan a nié les
agressions et les pressions sur les responsables de Takhassos
qui avait notamment publié un article sur l'utilisation
des taxes prélevées par le gouverneur. Depuis,
l'hebdomadaire a sensiblement revu sa ligne éditoriale
et les critiques sont pratiquement absentes
Selon Hasan Zada, un journaliste local,
"après la chute des taliban, la population d'Herat
attendait le lancement de publications privées et
indépendantes qui pourraient exprimer les attentes et
les problèmes des gens. Mais cela n'est pas encore
arrivé". Le contrôle exercé par les services de
sécurité d'Ismael Khan explique ce retard de la grande
ville de l'Ouest afghan. Ainsi, la seule publication
réellement tolérée est l'hebdomadaire Ittefaq-e-Islam
qui relaye la propagande d'"Ismael Khan". Depuis leur installation dans la vallée
du Panshir (nord de Kaboul), les responsables de la Radio
Solh (Radio Paix) subissent, quant
à eux, des menaces et des pressions de commandeurs
locaux et, notamment de Rasoul Sayef. Ainsi, Zakia Zaki,
l'une des directrices de la station, a été menacée de
mort lors de l'installation de la station, en octobre
2001, dans la ville de Jebel-e-Sharat (nord de Kaboul).
Depuis, les femmes journalistes de la station ne peuvent
travailler librement dans la ville. Les chefs locaux du
Jamaat-e-Islami (parti de l'Alliance du nord) leur ont,
par exemple, interdit d'interviewer d'autres femmes dans
la rue. Les journalistes basés à Jalalabad
(est du pays) ont affirmé à Reporters sans frontières
souffrir de menaces des commandants moudjahidin.
"Nous n'avons pas la liberté de la presse dont
parle le président Karzai à Kaboul", a expliqué
Muhammad Zubair, responsable des programmes pour la radio
et la télévision de Jalalabad. Et à Mazar-i-Charif,
où s'affrontent pourtant plusieurs chefs de guerre
locaux, au moins vingt-deux publications privées
auraient déjà vu le jour. Mais à Kandahar, les
publications privées sont rares. Les journalistes
afghans, employés par la presse internationale, sous
surveillance
Les journalistes étrangers, dont huit
sont morts lors du dernier conflit, n'ont plus à subir
le harcèlement qui leur était réservé par le régime
du mollah Omar. Seules les menaces des groupes armés,
notamment les taliban, font encore courir un risque à la
presse internationale. Une journaliste canadienne a été
gravement blessée, en mars, par des tirs taliban dans le
sud du pays, et des tracts anonymes ont été diffusés
dans l'est de l'Afghanistan appelant à kidnapper des
"reporters étrangers". Mais le gouvernement surveille toujours
de près le travail des journalistes afghans ou
pakistanais qui sont employés pour des médias
étrangers. Dans les semaines qui ont suivi la
libération de Kaboul, des Pakistanais recrutés par des
journalistes étrangers comme chauffeurs ou fixeurs ont
été interpellés et menacés de représailles s'ils ne
quittaient pas le territoire afghan. Le ministère des
Affaires étrangères s'est également opposé à la
présence à Kaboul de correspondants de journaux
publiés au Pakistan. Ainsi, Danesh Karokhel s'est vu
refuser l'autorisation d'être le correspondant permanent
à Kaboul du quotidien en langue pachtou Wahadat
(publié à Peshawar). "Avant novembre 2001,
j'envoyais régulièrement des articles pour ce journal.
En janvier 2002, j'ai demandé une nouvelle autorisation
au ministère des Affaires étrangères. J'avais des
lettres de soutien de membres du cabinet du président
Karzai. Mais le responsable du département des médias
au ministère des Affaires étrangères m'a répondu que
le ministre ne voulait pas de correspondant de Wahadat
à Kaboul", a expliqué Danesh Karokhel à Reporters
sans frontières. Après avoir fait l'objet de censures
répétées, le quotidien Wahadat
est aujourd'hui disponible dans certains kiosques de
Kaboul. Lors de la Loya Jirga, en mai, Sayed
Salahuddin, correspondant de l'agence de presse Reuters
à Kaboul, a révélé que le maréchal Fahim, ministre
de la Défense, avait menacé l'époux de la seule
candidate au poste de Président. Le lendemain, un membre
du cabinet du maréchal Fahim est venu mettre en garde le
journaliste. "Rien ne m'est arrivé, mais sur le
moment, j'ai eu peur des conséquences possibles de ces
menaces", a expliqué Sayed Salahuddin à Reporters
sans frontières. Dans les semaines qui ont suivi la Loya
Jirga, le journaliste de l'agence britannique a été
convoqué par des responsables du ministère des Affaires
étrangères qui lui ont reproché une "couverture
biaisée" de la Loya Jirga et de la situation en
Afghanistan. Et pendant près de deux mois, le
porte-parole du ministère a refusé de s'adresser à
lui
Le 23 juillet, Gul Rahim Naaymand,
stringer du service pachtou de Voice
of America à Kunduz (nord du pays),
est arrêté pendant toute une journée par des
militaires. Des officiers lui ont confisqué tous ses
enregistrements pour les écouter. Après l'intervention
des responsables de la radio basée à Kaboul, le
journaliste a été libéré. A la fin du mois d'août 2002,
Sazed Kahim Shendandwal, stringer du service en pachtou
de Voice of America
à Herat (ouest du pays), s'est vu refuser par
l'administration d'Ismael Khan, le renouvellement de son
autorisation de travailler dans cette province. Il a
perdu son travail. La raison invoquée par les autorités
locales est que ce "journaliste n'est pas connu dans
la ville"
De même, les stringers à Herat des
services en langues locales de la BBC
et de Radio Free Afghanistan
ont subi des pressions de la part des autorités qui les
ont menacé de ne pas renouveler leur permis si leurs
reportages étaient trop critiques. Des enquêtes et des
sujets impossibles à traiter
"La liste des sujets tabous et
sensibles est longue. Les journalistes avancent pas à
pas", affirme Eric Davin, directeur du Centre des
médias AINA de Kaboul. L'islam, les tensions entre
ethnies, les crimes des chefs de guerre, l'unité
nationale ou la personnalité de Shah Massoud sont autant
de sujets que les journalistes abordent avec la plus
grande précaution. Mi-septembre 2002, le procureur de
Kaboul a suspendu l'hebdomadaire Nawa-i-Abadi
accusé d'avoir "insulté l'islam". La
publication avait traduit et imprimé les déclarations
du président du Conseil italien Silvio Berlusconi sur
l'infériorité de l'islam. Pour sa part, Babrak
Miankhel, stringer du service pachtou de la BBC
à Jalalabad, affirme qu'il se sent menacé à chaque
fois qu'il écrit un article sur les agissements des
commandants. "Je dois constamment avoir à l'esprit
que ces commandants ne doivent pas se sentir attaqués
dans mes reportages. Si c'est le cas, je risque
gros", a-t-il expliqué à Reporters sans
frontières. Les autorités ont sanctionné d'autres
journalistes qui ont abordé des sujets gênants. Ainsi,
en avril 2002, le cabinet du président Hamid Karzai a
demandé au ministre de l'Information de sanctionner
Kabir Omarzai, journaliste de la télévision publique,
qui avait demandé au président afghan son point de vue
sur un différent frontalier entre l'Afghanistan et le
Pakistan. Le journaliste a été écarté mais, suite aux
protestations des journalistes afghans et des
organisations internationales, Kabir Omarzai a retrouvé
son poste au sein de la rédaction de la télévision. A
l'époque, Makhdoom Raheen, ministre de l'Information,
avait expliqué au journaliste que la "liberté de
la presse ne s'appliquait pas à lui" et que les
journalistes ne "devaient pas poser ce genre de
questions". Des officiels du ministère de
l'Information s'étaient également rendus à la
rédaction du Kabul Weekly
et avaient exigé des explications sur la publication
successive d'un article et d'une lettre de Reporters sans
frontières adressée au ministre de l'Information sur
cet incident. Le Kabul Weekly
a fait l'objet d'un second avertissement, en avril, suite
à la publication d'un article sur les visions
fédéralistes du général Rashid Dostom. "Depuis
mai 2002, nous n'avons reçu aucune convocation ou
menace. Nos seuls problèmes sont techniques et
financiers", affirme Fahim Dashty, directeur du Kabul
Weekly. Début
octobre 2002, le caméraman afghan Najib, a été
kidnappé, battu et laissé pour mort par des inconnus
à Mazar-i-Charif. Cette agression ferait suite à sa
participation au documentaire, "Massacre à
Mazar", réalisé par le reporter anglais Jamie
Doran, sur le meurtre de milliers de soldats taliban par
des hommes du général Dostom et des soldats
américains. Le caméraman a été mis à l'abri par des
amis puis envoyé avec sa famille en Grande-Bretagne. Le
journaliste britannique Jamie Doran affirme que les
hommes du général Dostom ont lancé une campagne
d'élimination physique des témoins de ces massacres.
"Je viens d'apprendre que deux témoins ont été
tués par des soldats et que d'autres sont en danger.
Voilà ce qui arrive quand on enquête sur les
agissements des chefs de guerre et de leur protecteur
américain", a expliqué Jamie Doran à Reporters
sans frontières. Peu de temps après, un groupe de
journalistes étrangers, notamment le correspondant
anglophone de l'Agence France-Presse,
Barry Neild, se sont rendus à Mazar-i-Charif afin
d'enquêter sur les charniers de corps de taliban,
découverts dans cette région par un reporter du
magazine Newsweek.
Un officiel du ministère des Affaires étrangères à
Mazar-i-Charif a affirmé que le responsable chargé de
délivrer les autorisations aux journalistes étrangers
était absent pour quelques jours et qu'il ne pourrait
donc pas leur fournir les accréditations nécessaires.
Le fonctionnaire a précisé que si les journalistes
souhaitaient néanmoins se rendre dans la région où ont
été retrouvés les charniers, ils le faisaient "à
leurs risques et périls" et que des agressions
n'étaient pas à exclure. Les reporters y ont vu une
menace et ont préféré rentrer à Kaboul. A plusieurs reprises, les militaires
américains, déployés dans la plus grande partie du
pays, ont tenu des journalistes à l'écart de certaines
zones d'opérations ou de leurs "bavures". Au
moins six reporters ont été frappés, notamment dans la
zone de Tora Bora, par des soldats américains ou leurs
supplétifs afghans depuis novembre 2001. Par ailleurs,
un journaliste pakistanais a été détenu pendant quatre
jours par des soldats américains alors qu'il enquêtait
pour le quotidien The Nation
sur la présence de troupes le long de la frontière
afghano-pakistanaise. Enfin, en mai, des soldats
américains et afghans ont saisi l'émetteur d'une radio
basée dans la province de Khost (est du pays) qui
diffusait des informations hostiles au gouvernement
central. Les responsables de l'armée américaine
ont également tenté d'empêcher des journalistes
d'enquêter sur la mort de plus de cinquante Afghans lors
du bombardement d'un mariage dans le sud du pays. Ainsi,
des équipes de télévision, notamment Associated
Press Television News, se sont vu
bloquer l'accès à la zone jusqu'au 4 juillet 2002 afin
que les reportages ne soient pas diffusés pendant la
fête de l'Indépendance des Etats-Unis. Selon la
correspondante à Kaboul du quotidien britannique The
Times, d'anciens journalistes
travaillent en Afghanistan aux côtés des forces armées
pour orienter la couverture des médias et couvrir les
"dégâts collatéraux". Enfin, le gouvernement
américain n'a jamais répondu aux accusations lancées
par plusieurs organisations, notamment Reporters sans
frontières, sur le bombardement volontaire des locaux de
la télévision arabe Al-Jazira
à Kaboul en novembre 2001. Plusieurs journalistes
présents dans la capitale à cette époque ont confirmé
que les frappes avaient délibérément visé les
installations techniques de la chaîne installée au
Qatar. Manipulation et incompétence dans l'enquête sur l'assassinat de quatre journalistes en novembre 200 Le 9 février 2002, un responsable du
ministère de l'Intérieur a annoncé l'arrestation de
deux suspects dans le meurtre, le 19 novembre 2001, des
reporters Maria Grazia Cutuli, Julio Fuentes, Harry
Burton et Azizullah Haidari sur la route entre Jalalabad
et Kaboul. En mars, le maréchal Fahim, ministre de la
Défense, a annoncé au ministre de la Défense italien,
pays dont est ressortissante Maria Grazia Cutuli, que des
suspects avaient été identifiés. Malgré ces
déclarations et les demandes répétées de l'agence Reuters
pour laquelle travaillaient deux des victimes, les
autorités n'ont jamais communiqué l'identité des
suspects et les preuves rassemblées contre eux.
"Ils nous ont expliqué en mars qu'il fallait
attendre les résultats de l'enquête", précise le
correspondant de Reuters
à Kaboul. En revanche, en août dernier, des
responsables des services secrets ont affirmé à Reuters
qu'ils avaient identifié une personne qui pouvait
faciliter l'arrestation des suspects, mais que pour cela
"l'agence devait payer"
Reporters sans frontières a recueilli
des informations qui tendent à confirmer que les
services secrets ont arrêté, en juillet 2002, un
commandant moudjahid de la province de Sarobi, Mohammed
Tahir, trouvé en possession d'effets personnels des
quatre journalistes. Lors de son interrogatoire, celui-ci
aurait affirmé avoir "acheté ces objets pour
pouvoir identifier les responsables du crime".
Mohammed Tahir qui clame son innocence, aurait été
dénoncé aux services secrets par l'un de ses proches.
Depuis juillet 2002, Reporters sans frontières n'a reçu
aucune confirmation du maintien en détention de Mohammed
Tahir ou de l'arrestation d'autres suspects. ConclusionsUn an après la défaite des taliban et
l'arrivée au pouvoir du gouvernement dirigé par Hamid
Karzai, la plupart des personnes interrogées en
Afghanistan par Reporters sans frontières affirment que
le bilan en terme de liberté de la presse est
"positif". Les initiatives en faveur de la
consolidation des médias indépendants et d'un plus
grand pluralisme de l'information ne manquent pas. Des
radios indépendantes devraient rapidement voir le jour
dans le pays. La presse féminine, notamment Seerat,
Malalai ou Roz,
se développe. Des structures telles que le Centre des
médias mis en place par l'organisation AINA à Kaboul,
devrait voir le jour dans les provinces. La constitution
d'un réseau national de distribution de la presse par
l'organisation humanitaire afghane DHAC est un autre
signe encourageant. L'hebdomadaire Khilid
(publié par DHAC) et huit autres publications sont
d'ores et déjà disponibles, dans 28 des 31 provinces du
pays. Khilid,
dont l'un des responsables affirme qu'il n'est pas
publié pour "déranger mais pour informer le plus
grand nombre", est tiré à plus de dix-sept mille
exemplaires, avec un taux de vente proche de 90 %.
L'une des plus belles réussites de la presse afghane. Reporters sans frontières demande au
gouvernement afghan d'accélérer la réforme de la loi
sur la presse afin de la rendre compatible avec les
textes internationaux de protection de la liberté
d'expression, notamment le Pacte international relatif
aux droits civils et politiques. L'organisation appelle
également à une politique volontariste de promotion du
pluralisme de l'information dans tout le pays. La
liberté de la presse doit être respectée dans tout le
pays. L'organisation demande aux ministres de l'Intérieur et de la Défense des informations précises sur l'avancée de l'enquête sur l'assassinat, en novembre 2001, des quatre journalistes. Dans cette affaire, l'organisation déplore certains effets d'annonce des autorités qui n'ont débouché sur aucune avancée concrète. Enfin, Reporters sans frontières demande à la communauté internationale, notamment aux Nations unies et à sa mission en Afghanistan, de renforcer son aide aux médias privés, particulièrement dans les provinces. L'organisation considère que l'aide aux médias publics doit être conditionnée à la défense d'un plus grand pluralisme de l'information. |