ELECTION PRÉSIDENTIELLE

                                 La peste

                               29 avril 2002





    Pourquoi 5,5 millions de Français ont-ils voté, le 21 avril
    dernier, lors du premier tour de l'élection présidentielle,
    pour deux partis d'extrême droite xénophobes, antisémites,
    racistes et ultranationalistes ? Se borner à conspuer et à
    invectiver ces électeurs n'aide pas forcément à comprendre
    les raisons et les significations d'un tel choix. Les
    insultes ne sauraient se substituer, au sein de l'ensemble
    de la classe politique, à une profonde, urgente et
    indispensable autocritique.

    S'il sert à réveiller la société, à dessiller les yeux des
    dirigeants des partis et à relancer le débat pour bâtir
    enfin une France plus juste et plus solidaire, le choc du 21
    avril n'est peut-être pas mal venu. Ce qui s'est effondré ce
    jour-là, c'est une certitude confortable : alors que tout
    changeait dans le monde, rien ne devait se modifier dans le
    champ politique français. Deux vieux partis - gaulliste et
    socialiste - devaient continuer de se partager
    tranquillement le pouvoir comme depuis trente ans...

    Or ces deux forces politiques, chacun le sentait, étaient
    usées, leur mission historique semblait depuis longtemps
    épuisée. Elles donnaient l'impression, chacune à sa manière,
    d'être en panne, avec des appareils déliquescents, sans
    organisation ni véritable programme, sans doctrine, sans
    boussole et sans identité.

    Des élections précédentes avaient déjà montré qu'aucun de
    ces deux partis ne savait s'adresser à ces millions de
    Français qu'effrayaient les nouvelles réalités du monde
    postindustriel né de l'effondrement du mur de Berlin et de
    la fin de la guerre froide. Cette foule des ouvriers
    jetables, des déclassés des banlieues, des chômeurs
    endémiques, des exclus, des retraités en pleine force de
    vie, des jeunes précarisés, des familles modestes au seuil
    de la pauvreté. Toutes ces personnes angoissées par les
    peurs et les menaces d'une période où les repères habituels
    semblent définitivement perdus...

    Le Parti socialiste, en particulier, qui ne compte presque
    plus de cadres issus des couches populaires et dont de
    nombreux dirigeants sont assujettis à l'impôt sur les
    grandes fortunes, a donné l'impression d'être sur une autre
    planète sociale, à des années-lumière du peuple commun. Il
    s'est montré fort peu sensible à « la souffrance de cette
    sous-France », selon l'expression de Daniel Mermet.

    Quant à la droite, si certains responsables tiennent
    l'extrême droite pour infréquentable, d'autres n'ont pas
    hésité à passer des accords avec elle. L'ancien dirigeant
    libéral Michel Poniatowski n'affirmait-il pas qu'il était
    « plus immoral d'accepter les voix des communistes, qui ont
    assassiné des millions de gens en Europe, que celles du
    Front national (1) » ? Un raisonnement pervers qui a conduit
    des dirigeants démocrates-chrétiens de l'Union pour la
    démocratie française (UDF) à accepter, le 20 mars 1998, les
    voix des élus du Front national pour se faire élire à la
    présidence de cinq régions de France...

    Alors que la peste contaminait ainsi, insensiblement, les
    rouages des institutions politiques françaises, n'était-il
    pas illusoire de croire que le pays se maintiendrait à
    l'abri d'un fléau qui bouleversait la vie politique de son
    voisinage immédiat.

    Pouvait-il y avoir une exception française quand, à l'instar
    de ces autres pays européens, la société était soumise, au
    nom de la « modernité », à des séismes et des traumatismes
    d'une formidable violence~? Comme la mondialisation
    libérale, l'unification européenne, la réduction de la
    souveraineté nationale, la disparition du franc,
    l'effacement des frontières, l'hégémonie des Etats-Unis, le
    multiculturalisme, la perte d'identité, la crise de
    l'Etat-providence...

    Tout cela dans un contexte de fin de l'ère industrielle et
    de très grandes mutations technologiques qui ont entraîné
    l'apparition d'une insécurité économique générale et ont
    causé d'insupportables ravages sociaux. Un contexte où, la
    logique de la compétitivité ayant été élevée au rang
    d'impératif naturel, les violences et les délinquances de
    toutes sortes devaient naturellement se multiplier. Devant
    la brutalité et la soudaineté de tant de changements, les
    incertitudes s'accumulent, l'horizon se brouille, le monde
    semble opaque et l'histoire paraît échapper à toute prise, à
    toute logique. de nombreux citoyens se sont sentis
    abandonnés par des gouvernants, de droite comme de gauche,
    que les médias n'ont cessé par ailleurs de décrire comme des
    affairistes, des tricheurs, des menteurs et des corrompus.

    Egarés au coeur de cette crise, beaucoup paniquent et ont le
    sentiment, comme dirait Tocqueville, que, « le passé
    n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les
    ténèbres »... A la faveur de ce nouvel obscurantisme et sur
    un tel terreau social - fait de peurs, de désarroi et de
    ressentiment -, réapparaissent les vieux magiciens. Ceux
    qui, à base d'arguments démagogiques, autoritaires et
    racistes, prétendent revenir au monde d'antan (« Travail,
    famille, patrie »), rejettent sur l'étranger, le Maghrébin
    ou le juif la cause de tous les désordres, de tous les maux
    et de toutes les insécurités. Les immigrés constituent, les
    cibles les plus faciles et les plus constantes parce qu'ils
    symbolisent les bouleversements sociaux et représentent, aux
    yeux des Français les plus modestes, une concurrence
    indésirable.

    Absurde, haineux et criminel, ce discours du Front national
    séduit depuis longtemps, selon certaines enquêtes, « plus
    d'un Français sur quatre (2) ». Et a été approuvé, le 21
    avril, par des millions d'électeurs (30~% des sans-emploi,
    24~% des ouvriers, 20~% des jeunes, 17~% des patrons).

    Il est clair toutefois que le grand sursaut républicain dont
    témoignent les rues de France se traduira dans les urnes le
    5 mai. Le néofascisme ne passera pas davantage le 16 juin,
    lors des élections législatives. Mais si, surmonté le moment
    de frayeur, les mêmes partis de toujours poursuivaient leur
    politique libérale de privatisations, de démantèlement des
    services publics, de création de fonds de pension,
    d'acceptation des licenciements de convenance boursière -
    bref, s'ils continuaient de heurter de front les aspirations
    populaires à une société plus juste, plus fraternelle et
    plus solidaire, rien ne dit que le néofascisme, allié à ses
    collaborateurs de toujours, ne parviendra pas à l'emporter
    la prochaine fois...


                                                IGNACIO RAMONET.


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